Kathleen Dowling Singh : Découvrir la grâce au crépuscule de la vie

Une entrevue de Gilles Bédard

 

Kathleen Dowling Singh, Ph.D., dispose d’une solide formation et d’une vaste expérience en psychologie transpersonnelle et en disciplines spirituelles. Elle travaille auprès des mourants dans un grand hospice du sud-ouest de la Floride et donne des conférences sur la mort, la fin de vie et les soins palliatifs en hospice.

Dans un livre admirablement bien écrit, The Grace in Dying – How We Are Transformed Spiritually as We Die, Kathleen Dowling Singh expose les profondes transformations psychologiques et spirituelles auxquelles le mourant est confronté lorsque celui-ci se reconnecte à la source de son être au terme de sa vie. La fin de l’existence y est abordée sous l’angle de la psychologie transpersonnelle, de la sagesse religieuse et d’une science médicale compatissante. The Grace in Dying porte un message d’espoir et de courage, nouveau et réconfortant par rapport à la signification de la mort.

La médecine traditionnelle occidentale considère la mort comme un ennemi à abattre tandis que Dowling Singh en propose une compréhension plus souple et gratifiante. Son niveau de scolarité et d’expérience en psychologie comportementale, accompagné d’une perspicacité spirituelle profonde lui permet de juxtaposer son expertise analytique à des comptes-rendus émouvants tirés de son travail en hospice auprès de centaines de mourants.

Dowling Singh va au-delà des cinq étapes de la mort révélées par Elisabeth Kübler-Ross dans son livre repère Les derniers instants de la vie. Elle considère le Renoncement et la Transcendance des moments au seuil de la mort comme des étapes encore plus significatives et transformatrices. Ces étapes incluent les qualités de la grâce : le renoncement, le rayonnement, le focus intérieur, le sens du sacré, la sagesse, l’intensité et, finalement, l’union à l’Esprit. Ce processus intense nous fait découvrir la véritable identité dont nous sommes issus et qui transcende l’ego corporel limité. Mourir n’est pas dangereux.

De façon claire et simple, Dowling Singh décrit les transformations qui accompagnent les derniers moments de la vie dans un vocabulaire reflétant la sagesse grandissante de l’Occident et celle de l’Orient.

Écrit pour ceux qui savent que leur vie s’achève, pour ceux qui s’inquiètent d’un mourant et, enfin, pour nous tous qui feront inévitablement face à notre propre mort et à celles de ceux que nous aimons, The Grace in Dying nous montre que la mort est, parmi toutes les expériences de la vie, la plus transformatrice, puissante et spirituellement riche.

Je crois que la grâce de mourir, qui nous dévoile des dimensions spirituelles d’une splendeur éclatante et puissante, peut beaucoup nous apprendre au sujet de la grâce de vivre. Ces dimensions du sacré sont toujours fondamentales et interconnectées, disponibles en tout temps.

Comment en êtes-vous venue à vous impliquer auprès des mourants ?
J’ai toujours été une conseillère orientée vers la psychologie spirituelle. C’est-à-dire que j’ai travaillé avec des personnes considérées comme « normales », plutôt en santé et fonctionnelles, mais qui désiraient sincèrement trouver une signification et une connexion profonde au sacré. Je me suis intéressée à ce travail dès que l’organisation d’hospices a débuté au Connecticut en 1974. J’étais attirée par cette notion, inspirée par son but et convaincue qu’au terme de leur vie, les gens iraient en profondeur. J’aime la profondeur ; c’est à ce niveau que la personne que je suis se sent à l’aise et capable de réconforter.

Les six dernières années passées dans un hospice de Floride m’ont fait découvrir la grande beauté de ce travail et je vois cette période de ma vie comme l’une des plus transformatrices. Il est très difficile de déterminer qui « donne » ou qui « reçoit » quand on travaille avec des mourants. Même si les hospices ont encore beaucoup de chemin à parcourir pour intégrer les dimensions spirituelles de la mort à leur pratique quotidienne, je recommanderais le bénévolat en hospice à quiconque souhaiterait partager une expérience de la vie plus profonde.

Vous avez une formation étendue et beaucoup d’expérience en psychologie transpersonnelle et traditions spirituelles. Comment appliquez-vous cela dans votre travail et votre vie personnelle ?
Tout d’abord, laissez-moi résumer la psychologie transpersonnelle en quelques phrases pour ceux qui n’y seraient pas familiers. La psychologie transpersonnelle combine la perspicacité de la psychologie occidentale à celle de la psychologie mystique ou spirituelle telle qu’on la trouve dans certaines traditions basées sur une forme de sagesse sacrée. Donc, cela consiste à étudier la signification de l’identité humaine telle qu’elle se développe de l’enfance à la maturité où l’on s’identifie au « moi » de l’ego, pour ensuite toucher d’autres dimensions de conscience se situant au-delà du moi personnel. Bien que chacun de nous ait un parcours tout à fait unique, la psychologie transpersonnelle nous propose une cartographie de points de repères habituellement reconnaissables dans cet environnement intérieur.

Mon bagage en psychologie transpersonnelle m’a fourni le contexte approprié pour bien comprendre les transformations profondes que j’observe chez des centaines de personnes au terme de leur vie. J’observe la douleur psychologique que la maladie terminale soulève lorsqu’elles perdent leur vision du monde tel qu’elles le comprenaient ainsi que le « moi » individuel auquel elles s’identifiaient. Dans un sens, on pourrait dire que la maladie terminale est un processus qui élimine la perception que nous avions de nous-mêmes, couche après couche, pour accéder à une perception de soi plus vraie, plus substantielle et par conséquent, plus élargie.

Trente ans de méditation m’ont donnée la capacité de simplement ÊTRE avec les mourants, d’être attentive pendant de longues heures et de participer aussi étroitement que possible au processus transformatif profond qu’ils vivent. Je pense parfois que la ressource humaine que nous exploitons le moins est l’attention aux autres. Chacun de nous sait combien nous fleurissons sous la lumière de l’amour inconditionnel et de la bienveillance d’autrui. Parfois, j’entends des gens dire qu’ils ont peur de côtoyer des mourants : « Mais, je ne sais pas quoi dire. », « Je ne sais pas quoi faire. ». Je peux vous dire qu’il ne s’agit pas tant de dire ou de faire que d’offrir le don précieux de notre attention. Je pense que mes années de méditation me permettent d’être connectée à la présence de Dieu et de transmettre la profondeur de cette présence au mourant. Souvent, quand je suis auprès d’un agonisant, j’ai l’impression que toutes les personnes de la pièce n’en forment qu’une seule. Encore une fois, il est difficile de déterminer « qui » donne.

Comme je suis continuellement gratifiée par ce type d’expériences, il m’est difficile de séparer mon travail de ma vie personnelle ; ils s’entrelacent habituellement de manière positive et saine. Les gens nous demandent souvent si c’est un travail déprimant. Ma réponse est simple : non ! Bien sûr, il est difficile car nous sommes immergés par l’intensité et souvent l’angoisse ; mais être totalement présent à quelqu’un, c’est partager une totale connexion qui nous nourrit tous les deux. Une chose que j’ai cependant noté chez moi et chez beaucoup d’autres personnes qui travaillent en hospice, c’est la tendance à diminuer notre propre degré de souffrance et de soucis. Une tendance à penser : « Je n’ai aucun droit de me plaindre… regardez ce qui arrive à Mary Smith ou à Peter Jones. » Trouver l’équilibre entre la disponibilité envers les autres et envers soi-même d’une manière saine est un processus continu. Ils coexistent souvent, mais pas toujours.

Votre livre, The Grace in Dying, How we are transformed as we die, est innovateur. Il va au-delà des cinq étapes classiques de la mort décrites par Elizabeth Kübler-Ross dans son livre Les derniers instants de la vie. Vous intégrez une dimension plus complète du processus de la mort y compris une analyse de son déroulement et de sa dynamique transformationnelle. Qu’est-ce qui vous a amené à intégrer le point de vue de Kübler-Ross sur la mort et le travail de recherche des psychologues transpersonnels Ken Wilber et Michael Washburn ?
Nous transportons tous un bagage d’expériences et des points de vue éclairés qui ont marqué notre vie. Quand j’ai commencé à travailler avec les mourants, je me référais aux étapes recensées par Kübler-Ross durant ses observations. Dans un certain sens, j’estime qu’elle m’a permis de grimper sur ses épaules pour regarder plus loin, d’examiner plus attentivement ce que les gens vivent par delà l’étape d’acceptation. Tôt dans mon travail, j’ai remarqué que si je m’assoyais avec les gens qu’on disait parvenus à l’étape d’acceptation de leur mort prochaine, je les entendais dire des choses telles que « Ok, ok. Je sais que je vais mourir. Finissons-en. J’ai accepté de mourir. Je ne vais pas m’asseoir et attendre. » Je notais qu’ils éprouvaient encore beaucoup d’angoisse et qu’ils avaient le sentiment d’être en train de mourir tout en étant toujours vivant. Je réalisais que beaucoup de travail intérieur profond se faisait après l’étape d’acceptation. L’acceptation est une attitude de l’ego.

Il y a une aspiration austère, solitaire et authentique au-delà de cette attitude et profondément ancrée dans l’abandon spirituel ; l’âme prend position. Je vois un revirement chez les gens au moment où ce pouvoir primordial, plus vaste que celui de l’ego et qui avait été si violemment et anxieusement refoulé, commence à être perçu comme une chose qu’on avait toujours désiré ardemment. Ce revirement se produit quand, au lieu de reculer devant ce puissant ancrage à l’Être ou à l’Esprit, on s’y ouvre, on le reconnaît en tant que Soi profond et qu’on l’accueille à bras ouverts.  Je vois des gens trouver leur ancrage spirituel après cet abandon. Ils se détendent dans cette grande paix naturelle comme si les dimensions du sacré qui commençaient à remplir leur conscience étaient un hamac où ils peuvent se reposer et goûter un réconfort, une grande sécurité. Je vois les gens vivre pendant qu’ils agonisent. J’ai donc ramené les étapes de la mort à seulement trois : le Chaos (les cinq étapes décrites par Kübler-Ross et quelques dynamiques intérieures rattachées à la séparation et à la peur intense qui accompagne toujours cette expérience de séparation), le Renoncement et la Transcendance.

Les brillantes constatations de Ken Wilber et de Michael Washburn au sujet de cette transformation psychospirituelle m’étaient familières et j’ai trouvé qu’ils avaient largement enluminé les processus intérieurs qui se déroulent à la mort. Au début, je trouvais très audacieux d’affirmer que pendant le processus de la mort notre conscience pouvait connaître les mêmes dimensions subtiles, saturées de sacré, vécues par les saints, les sages et les mystiques à travers l’histoire. Maintenant, après avoir franchi la porte que cette affirmation ouvrait, je ne peux que dire : « Bien sûr ! »

Vous m’avez demandé plus tôt comment ma pratique spirituelle avait influencé ma vision de la mort. J’ai réalisé que les circonstances et les retombées de l’agonie sont analogues à celles de la méditation. Il y a un détachement du monde, un ancrage intérieur, un impression grandissante qu’une présence nous habite, un sentiment d’humilité, une pratique du silence, un questionnement profond par rapport à la nature du soi et l’expérience d’images, de visions et d’archétypes. Et, à travers ce processus, que ce soit l’agonie ou la méditation, nous nous transformons. Avec la méditation, nous choisissons d’être transformés. Avec la mort, nous sommes choisis. Chacun de nous projette son individualité par-delà la personnalité restreinte qu’il croyait être.

La maladie terminale est un processus qui élimine la perception que nous avions de nous-mêmes, couche après couche, pour accéder à une perception de soi plus vraie, plus substantielle et, par conséquent, plus élargie… La mort nous éloigne des distractions de la périphérie vitale pour les ramener au centre de l’Être.

Nous considérons la mort comme une tragédie. Vous envisagez la mort comme un voyage bénéfique et un processus facilitant l’émergence spontanée des qualités de la grâce. Pourriez-vous nous décrire les différentes qualités de cette grâce ?
Laissez-moi commencer en disant que le passage vers la mort n’est pas facile, même dans les meilleures conditions. Il y a souvent de la douleur physique, bien qu’il n’y ait plus aucune justification à cela. Il y a toujours une souffrance psychologique. Personne ne veut mourir. Le passage de la tragédie (on perçoit ainsi le pronostic fatal) vers la grâce expérimentée à la frontière entre la vie et la mort est une transition difficile et solitaire tant qu’on n’a pas atteint l’étape du Renoncement.

J’ai observé deux choses récurrentes chez les centaines de personnes que j’ai accompagnées durant leurs dernières semaines, leurs derniers jours, leurs dernières heures et leurs dernières minutes. Premièrement, la mort est sans danger. Quel que soit le degré de difficulté pendant la maladie, le moment de la transition est en soi sécuritaire. Durant les transformations occasionnées par une maladie fatale, les gens se sont déjà familiarisés à un niveau de conscience plus profond, à une vision élargie. Leur être s’est déjà énormément éloigné de la périphérie vitale pour se centrer en profondeur. Plusieurs personnes parlent de « reposer en Dieu », ont l’impression de se « remplir de lumière », d’être en présence d’êtres aimés décédés ou d’images vénérées du Divin. En outre, au plan physiologique, le corps, dans sa sagesse innée, voit à ce que le passage lui-même soit paisible. J’ai entendu beaucoup de personnes dire : « Je suis étonné, je me sens en sécurité. » Et, chez ceux qui sont incapables de parler, je vois une vraie détente sur le visage et le corps au moment de la transition.

Quand j’ai commencé à noter cette profonde détente chez les mourants, j’ai réalisé qu’il y avait également d’autres qualités observables. Au terme de la vie, certaines qualités ont commencé à se manifester : abandon, ancrage intérieur, rayonnement, silence et sens du sacré, intense sensation de perfection et d’harmonie, profonde impression de connaissance et de bienveillance. Ce sont des qualités humaines d’un niveau supérieur, qu’on ne voit pas dans la vie quotidienne ou que la personnalité restreinte ne manifeste pas. Ce sont les qualités de la grâce ; chacune reflète des états de conscience et d’identité supérieurs. Leur présence confirme que l’Esprit est à l’œuvre.

J’aimerais décrire cet épisode pour quiconque n’aurait jamais été témoin d’une transition vers la mort. C’est difficile car j’essaie de décrire des moments d’une grande profondeur et notre vocabulaire n’a que très peu de mots clairs et précis pour ce faire. Chez l’humain, le moment de la mort est quelque chose d’intime et de significatif. On a l’impression qu’une fenêtre s’est grande ouverte sur la lumière d’un esprit sous-jacent qui nous soutenait depuis toujours mais qui semble absent de notre conscience ordinaire. L’Esprit, cet ancrage multidimensionnel et sacré de l’Être, se révèle à nous puissamment au moment de la mort. Tout comme le sens du sacré est palpable à la naissance, au moment où la vie pénètre la forme, le sens du sacré l’est également à la mort, au moment où la vie quitte la forme. La qualité de la lumière est différente, la qualité de l’être est différente. C’est à la fois un moment indescriptible et inoubliable qui approfondit et élargit notre conscience, nous remplissant de grâce et nous aidant à transformer le moi restreint en un être beaucoup plus substantiel.

Voici la deuxième observation récurrente : le processus de la mort est la seule expérience qui soit aussi riche et simple. C’est la dynamique spirituelle la plus belle et la plus formidable de la vie, que le mourant ait eu une pratique spirituelle ou non, qu’il ait ardemment désiré l’Esprit ou non.

Malgré toute votre expérience, craignez-vous la mort ? Comment vous préparez-vous à cette finalité ?
Nous sommes tous des êtres multidimensionnels et en ce qui me concerne, je suis certainement une « œuvre en devenir ». Selon mon degré d’identification au corps, à l’ego, aux dépendances et aux peurs, selon que je m’accroche toujours au connu et au familier et que je fonctionne en croyant à la notion de séparation, oui, en fonction de tout cela, j’ai encore peur de la mort. J’ai franchement peur de voir comment je vais réagir durant l’étape du Chaos. C’est une partie de moi.

Et il y a cette autre dimension en moi. Des expériences riches en présence Divine ont rempli une bonne part ma vie et ce fut très certainement une expérience privilégiée que de participer à tant de décès. Mon père m’a enseigné à nager en eau profonde en m’installant sur son dos. À un moment donné, il a plongé, m’abandonnant à la surface de l’eau. Il a dit : « L’eau va te soutenir. » Je l’ai cru et ça a marché. Il en va ainsi avec la présence de Dieu. Je lui fais confiance, je peux m’abandonner et me reposer en lui. Il me soutient et j’ai accumulé beaucoup d’heures de « flottaison » en sa présence. Le phénomène grandit toujours et cette partie de moi veut croire que je m’abandonnerai à la présence de Dieu au moment de ma mort comme je l’aurai fait tant de fois durant ma vie. J’ai confiance que, malgré les craintes avouées précédemment, je fusionnerai également à l’Esprit comme des centaines de personnes l’ont fait avant moi.

Imaginez cette communion. Thich Nhat Hahn, un moine bouddhiste vietnamien, décrit cela admirablement. Il dit : « L’illumination, pour une vague, se produit au moment où elle réalise qu’elle est de l’eau. À cet instant, toute la peur de la mort disparaît. » Mon but, à la fois pour ma vie et ma mort, est le même : renforcer la constance et la profondeur de ma connexion avec Dieu. La méditation quotidienne et la prière mantrique font partie de ma pratique dans la vie comme dans la mort.

Pendant ma lecture de The Grace in Dying, je pensais de plus en plus à la grâce de vivre. Bien que le sujet soit la mort physique, je pouvais apparenter les qualités de la Grâce et les étapes de transformation à chacune de nos « petites morts ». Considérant cela, comment la mort peut-elle nous enseigner à réintroduire un caractère sacré dans notre vie ?
Voilà plusieurs questions. Je crois que la grâce de mourir, qui nous dévoile des dimensions spirituelles d’une splendeur éclatante et puissante, peut beaucoup nous apprendre au sujet de la grâce de vivre. Ces dimensions du sacré sont toujours fondamentales et interconnectées, disponibles en tout temps. Nous ressentons ou soupçonnons, pour la plupart, l’existence de cette présence sacrée et la désirons. Il semble, en particulier dans notre culture matérialiste, que nous ayons simplement perdu la clef de contact.

Nous vivons frivolement en surface. Un homme m’a dit : « J’ai vécu toute ma vie comme une répétition générale. Mais la mort est très réelle. » La mort nous éloigne des distractions de la périphérie vitale pour les ramener au centre de l’Être. L’attention est la clef, et l’attention défragmentée est la porte. La mort nous y mène, la méditation nous y mène.

Je pense que nous sommes impliqués dans un processus évolutionnaire énorme où notre familiarisation croissante aux dimensions spirituelles de la mort nous ouvre les yeux vis-à-vis de la grâce de vivre, vis-à-vis de cette puissante présence du sacré toujours disponible à chacun. N’est-il pas ironique d’apprendre à vivre en apprenant à mourir ? Les jésuites disent depuis longtemps : « Dieu a toujours été caché aux regards. »

Vous m’avez demandé ce que l’expérience de la mort physique, la fin de la vie dans une forme corporelle, peut nous enseigner au sujet des « petites morts » vécues en cours de route. Je ne crois pas que beaucoup de gens se promènent dans la vie sans écorchures. Il y a une partie de moi, toujours dans la séparation et la peur, qui trouve tout changement un peu menaçant. La perte d’un rêve, la mort d’un être cher, les malentendus, les déceptions, les épreuves et les difficultés nous confrontent tous à un moment ou un autre. Bien que ce processus soit dramatiquement amplifié au terme de l’existence physique, à un niveau qu’on ne soupçonne pas quand on est en santé, chacune de ces petites morts pousse la conscience à dépasser la zone de confort du connu, facilite la mort du petit moi qu’on croyait être et demande qu’on émerge dans une conscience plus vaste.

Chaque transformation inclut les mêmes éléments. Chaque expérience de transformation implique le Chaos, le Renoncement et la Transcendance. Chaque étape de transition nous est difficile. Le Chaos est ce que nous éprouvons psychologiquement si nous résistons à l’inévitable. Nous avons tendance à nous accrocher au connu, particulièrement lorsque nous nous identifions au soi mental, ce que la plupart d’entre nous faisons. Nous croyons être cette conscience ordinaire et cette biographie personnelle que nous avons élaboré tout autour. Il faut du courage pour accepter de mourir à répétition tel que la vie nous le demande. Et chaque personne que nous croisons dans la rue ou au chevet duquel nous nous assoyons requiert notre compassion et notre respect les plus profonds.

Le bébé que nous étions est mort ; l’enfant est mort ; l’adolescent et le jeune adulte sont morts. L’ego adulte mourra aussi. Ironiquement, c’est au prix de la lutte et de la résistance au Chaos que nous atteignons le Renoncement et la Transcendance. Nous finissons par savoir intérieurement, à travers les « petites morts », que chaque au revoir est un bonjour, chaque sortie une entrée, chaque expiration une mort et chaque inspiration une renaissance.

Les circonstances et les retombées de l’agonie sont analogues à celles de la méditation. Il y a un détachement du monde, un ancrage intérieur, un impression grandissante qu’une présence nous habite, un sentiment d’humilité, une pratique du silence, un questionnement profond par rapport à la nature du soi et l’expérience d’images, de visions et d’archétypes. Et, à travers se processus, que ce soit l’agonie ou la méditation, nous nous transformons. Avec la méditation, nous choisissons d’être transformés. Avec la mort, nous sommes choisis. Chacun de nous projette son individualité par-delà la personnalité restreinte qu’il croyait être.

Comment la mort est-t-elle devenue un professeur pour vous ?
Je pourrais facilement écrire un autre livre pour seulement répondre à cette question. La mort m’a enseigné les leçons les plus importantes de ma vie. Elle m’a enseigné le pardon, la gratitude, la patience, l’amour stable et m’a révélé que la présence de l’Esprit était une constante.

Le pardon libère spontanément. Il nous élève, nous permet de faire mourir une vieille part de nous stéréotypée, en définitive irréelle et non viable, et nous fait connaître un amour plus profond. La gratitude est la « clef du royaume » la plus fiable que nous possédions. Nous ouvrir à la gratitude, c’est reconnaître notre propre bonté car seule cette dernière peut reconnaître la bonté. Nous regardons dans un miroir. La gratitude et la grâce sont ancrées à une seule et même source : l’Esprit.

La mort m’a enseigné que chacun de nous est toujours relié à l’amour. Que nous soyons dans un corps physique ou non, nous sommes déjà et toujours dans l’amour – à tout moment, en communion. En terminant, j’ai appris de la mort que même si nous croyions être ces petits individus séparés, nous sommes toujours interpénétrés par l’Esprit, par des dimensions autres que celle du corps et des mots, des dimensions saturées de profondeur et de sacré dont l’accessibilité est équivalente à la conscience du moment présent. Ce qui regarde est ce que nous recherchons.

Pourquoi les gens ont-ils si peur de la mort, même de simplement y penser ? Comment peuvent-ils changer leur attitude et s’ouvrir au territoire inconnu qu’ils découvriront dans la mort ?
Notre peur de la mort est proportionnelle à notre perte de contact avec notre Nature Essentielle. Nous avons peur de mourir parce que nous avons oublié qui nous sommes. Notre crainte de la mort diminue quand nous apprenons à mourir quotidiennement, quand, par la méditation, la prière contemplative ou une connexion à la présence Divine, le petit moi meurt et que nous accédons à une vie plus vaste, à une conscience plus profonde. Ce territoire inconnu que nous découvrons à la mort, c’est le paysage de notre âme lorsqu’elle s’oriente vers l’Esprit. Nous pouvons explorer et apprécier ce paysage de l’âme aussi bien pendant la vie qu’à son terme.

Quels changements avez-vous notés par rapport à notre perception des derniers moments de la vie, et de la mort ? Où cela nous mène-t-il ?
Depuis les trente dernières années, notre symbolique culturelle de l’agonie et de la mort est passée d’une imagerie morbide à une imagerie lumineuse. Il s’agit d’un changement dramatique comportant des répercussions extraordinaires car l’imagerie a le pouvoir de modifier les attitudes et les comportements d’une société. Je pense que nous sommes en train de nous défaire de nos constructions mentales au sujet de l’agonie et de la mort exactement comme le processus de la mort lui-même nous détache de nos constructions mentales et nous procure une vision plus large, une conscience plus profonde et subtile.

Je pense qu’en nous familiarisant au potentiel transformateur de la mort, sachant qu’il s’agit d’un événement spirituel plutôt que médical, nous pourrons nous rapprocher les uns des autres, dans la mort comme dans la vie, avec moins de crainte et plus de clarté, avec moins de frivolité et plus de profondeur, avec moins de distanciation et plus de compassion. Imaginez ce que seraient les soins aux mourants si l’on reconnaissait et diffusait largement, sincèrement et ouvertement, l’idée que la mort est l’événement spirituel le plus formidable de la vie.

Croyez-vous que la dimension spirituelle de l’agonie et de la mort soit davantage intégrée dans les hospices et les centres de soins palliatifs ? Comment pourrait-elle s’insérer dans la médecine en général, c’est dire les hôpitaux ?
Je ne peux parler que de mon expérience dans les hospices américains. Bien qu’il existe plusieurs programmes pour les hospices, exceptionnels dans leur tentative de familiariser le personnel et les aumôniers aux dimensions spirituelles de la mort et à des soins plus conscients, la plupart des hospices n’ont pas du tout intégré la dimension spirituelle de la mort. Cela étant dit, j’aimerais ajouter quelques remarques.

La première est une critique acerbe. Les directives de la National Hospice Organisation et du Medicare recommandent que les hospices accrédités fournissent une aide spirituelle aux mourants. La plupart des hospices feignent d’y répondre. On pourrait dire que plusieurs hospices laissent flotter sciemment ce présumé noble but. En fait, on accorde très peu d’importance à cet aspect qui fait partie des soins à offrir au terme de la vie. Je connais, par exemple, un hospice qui refuse d’engager un simple aumônier (alors qu’il compte bon nombre de vice-présidents corporatifs) et qui n’offre aucune formation sur les aspects spirituels de l’agonie et de la mort. On a embauché un seul conseiller à temps partiel, dans un hospice payé pour s’occuper de plus de trois mille mourants par année et qui gère son personnel à coup de refrains comme « l’efficacité des coûts » et « la réduction des coûts »; si bien que la plupart des membres du personnel n’ont absolument ni temps ni énergie pour s’asseoir auprès d’un mourant, pourtant s’asseoir auprès du mourant serait le service spirituel à lui rendre. Il s’agit d’un grave manquement. Il est faux de prétendre que les programmes d’un tel hospice fournissent une aide spirituelle aux mourants. Ce manque déshonore le milieu des hospices, les mourants et l’Esprit.

Moins âprement, je dirai que tout évolue organiquement à travers une dynamique hiérarchique de valeurs allant du physique au psychologique au spirituel. Il est certain que les hospices et les soins palliatifs ont initié l’actuelle efficacité du contrôle de la douleur et des symptômes par la médication. L’hospice a suivi, presque depuis le début, un protocole de soutien psychologique dans le processus de la mort. Et j’ai constaté que le mourant, moins préoccupé par la douleur et les symptômes physiques du processus de la mort, qui a du temps et de l’espace pour faire un bilan de sa vie, tourne son attention naturellement vers le centre de son être, vers l’Esprit. Ainsi, peut-être s’agit-il simplement d’un jeu d’attente. Étant donné que les hospices et les centres de soins palliatifs sont plus aptes à procurer le confort physique et l’aide psychologique appropriés, peut-être verrons-nous la mort être enfin comprise comme un événement à caractère spirituel et traitée comme tel. Si tout va bien, cela devrait changer dramatiquement la qualité des services aux mourants tels que nous les connaissons à présent, dans n’importe quel établissement de santé.

J’espère sincèrement que le grand public aussi comprendra mieux la nature spirituelle de la mort et qu’ainsi nous verrons émerger une volonté de nous respecter et de nous guider mutuellement avec sagesse vers la claire lumière de l’Esprit, tant à la veille de la mort que pendant la vie.

* Entrevue réalisée en janvier 1998
© 1998 Gilles Bédard